22 de gener 2023

Idéologies

 

Text publicat a L'Hebdo-Blog 288 - Chronique Du Malaise

Le discours de la psychanalyse serait-il exempt de toute idéologie ? Devrait-il l’être ? Rien de plus incertain si l’on entend par idéologie l’ensemble des idées que chacun se fait d’un système de liens – économiques, sociaux et finalement toujours politiques – afin de les conserver, de les transformer, de les restaurer ou bien de les subvertir.

En fait, c’est Lacan lui-même qui avait mis en lumière, dans les années soixante, « l’idéologie œdipienne » [1] que les psychanalystes de son temps avaient transmise, sciemment ou pas, à l’imaginaire social en confondant la structure œdipienne avec la famille nucléaire. Ce n’était pas un fait évident pour les analystes de ce moment, et peut-être ne l’est-ce pas encore aujourd’hui. Par exemple, le projet de recherche entamé par Jacques-Alain Miller sous l’épigraphe de « psychoses ordinaires » – qui n’est pas une nouvelle classification gnoséologique –, pourrait se comprendre comme un essai de dépasser certaines conséquences de cette idéologie dans l’expérience.

L’attribution d’une idéologie à l’analyste est donc à l’ordre du jour et il n’est pas sûr qu’il puisse s’en débarrasser dans le silence d’une neutralité bienveillante.

Il faudrait dès lors approfondir la question : quelle est la place de l’idéologie dans le discours de la psychanalyse ? Rien qu’en parcourant l’« Index raisonné des concepts majeurs » des Écrits de Lacan, on trouve à la page 902 une section entière consacrée à la « Théorie de l’idéologie ». On y voit le fil qui traverse le premier enseignement de Lacan, qui part de l’idéologie de la liberté dans la théorie du moi autonome, qui se poursuit avec l’humanisme et la défense des droits de l’homme, l’anthropomorphisme, les idéaux de maturation des instincts, et qui arrive à l’idéologie de l’évolutionnisme et du scientisme contemporain. Un autre fil suit les conséquences de l’idéologie américaine, avec des idéaux de bonheur et des valeurs individuelles de la personne autonome qui ont également été promues par une fraction de psychanalystes. Cette idéologie fait partie aujourd’hui des préjudices non reconnus du moi dont le psychanalyste devrait être toujours averti.

Cependant, il serait trop réductionniste de s’en tenir seulement à une critique de l’idéologie d’autonomie du moi avec ses identifications imaginaires. La question devient plus épineuse si l’on suit une autre référence de Lacan dans son texte de 1972, « L’étourdit », lorsqu’il définit le point de départ de son enseignement : « C’est pourquoi je pars d’un fil, idéologique je n’ai pas le choix, celui dont se tisse l’expérience instituée par Freud. Au nom de quoi, si ce fil provient de la trame la mieux mise à l’épreuve de faire tenir ensemble les idéologies d’un temps qui est le mien, le rejetterais-je ? Au nom de la jouissance ? Mais justement, c’est le propre de mon fil de s’en tirer : c’est même le principe du discours psychanalytique, tel que, lui-même, il s’articule. » [2]

On part donc d’un fil qui est toujours idéologique, sans choix possible. Il ne pourrait être rejeté qu’à partir d’une position de jouissance qui se voudrait extraterritoriale, position dont le psychanalyste doit, justement, « s’en tirer ». En ce point, la position du discours du psychanalyste est nécessairement séparée des positions de jouissance prises par les autres discours. Cependant, elle ne serait pas moins une position idéologique.


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[1] Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 256.

[2] Lacan, J., « L’étourdit », Autres écritsop. cit., p. 476-477.


Soigner les institutions


Text publicat a L'Hebdo-Blog 287 - Chronique Du Malaise

Les institutions peuvent tomber malades, de la même façon qu’un sujet peut devenir malade. Chaque institution a aussi ses événements traumatiques, ses refoulements, ses oublis, ses retours du refoulé, ses malaises, ses symptômes, ses ségrégations, voire ses délires. Entendre une institution comme un sujet n’est pas du tout évident, mais c’est la conséquence de l’hypothèse freudienne selon laquelle la « psychologie sociale » est une extension de la « psychologie individuelle » [1]. Jacques Lacan avait reformulé cette extension du registre individuel au registre social avec une définition du collectif dont les conséquences sont toujours à développer. Cette définition reste au fondement de l’expérience même de « l’École-sujet » [2], telle que Jacques-Alain Miller l’a orientée. « Le collectif – écrivait Lacan – n’est rien, que le sujet de l’individuel. » [3] Il n’y a pas d’inconscient collectif, fantaisie jungienne que l’œuvre de Freud contredit point par point et que Lacan avait réfuté d’emblée. Cependant, il y a le collectif qui n’existe que comme un sujet, un effet de signifié qui traverse l’individualité de chaque membre du groupe social et ses institutions. Et cela dans la mesure où ce membre, avec chacun des autres, se fait cause du désir qui institue un sujet dans le collectif.

Voici, donc, une différence à noter entre le groupe ou la masse, dans le sens freudien, et un collectif tel que Lacan l’a défini : un collectif peut faire du désir qui l’institue un sujet pour chacun de ses membres individuels, un sujet qui les traverse, qui est transindividuel. Se faire cause de ce sujet transindividuel, le traiter avec chacun des autres membres, cela demande un travail permanent d’élaboration provoquée, cela demande à chaque membre de se faire agent provocateur de ce travail pour chacun des autres, un agent étranger au sentiment identitaire du groupe, pour le faire devenir un collectif Autre – Autre pour soi-même, tel que Lacan le disait de la position féminine. C’est ainsi qu’un collectif peut prendre soin de lui-même dans les inerties et les malaises de toute institution.

Cette brève digression sur l’institution comme un collectif, sujet de l’individuel, me sert pour évoquer un livre récemment publié – d’abord en langue catalane, ensuite en langue espagnole, et maintenant en langue française – par Joana Masó, sous le titre « Soigner les institutions » [4]. Cet ouvrage est dédié à la figure et au travail de François Tosquelles, le psychiatre et psychanalyste catalan qui, exilé en France après la guerre civile en Espagne, a été le promoteur de ladite « psychothérapie institutionnelle », un courant inspiré des premiers enseignements de Lacan. Notre collègue Jean-Robert Rabanel, qui a connu F. Tosquelles au moment de rencontrer la psychanalyse, a fait un très bon repérage de son importance et aussi des dérives de ce mouvement [5].

Soigner les institutions n’est pas thérapeutiser l’inguérissable du sujet, mais savoir interpréter ses symptômes de façon telle que le collectif, comme sujet de l’individuel, s’y reconnaisse.


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[1] Cf. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi » [1921], Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 123-217.

[2] Cf. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’école (2000) », La Cause freudienne, n°74, p. 132-142. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-1-page-132.htm

[3] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 213, note 2.

[4] Masó J., François Tosquelles. Soigner les institutions, Paris, L’Arachnéen & Arcàdia, 2021.

[5] Dans une intervention à la bibliothèque de l’École de la Cause freudienne, le 10 mars 2003, sur François Tosquelles et la thèse de Jacques Lacan « De la psychose paranoïaque dans ses relations avec la personnalité » [1932].