Chers intervenants
et participants, si distingués, à ce Forum convoqué sous le titre « Contre
l’abstention ».*
En tant que
président de l’Association Mondiale de Psychanalyse j’ai l’honneur et le
plaisir de vous souhaiter la bienvenue à ce Forum, un Forum qui veut réveiller
l’opinion publique française, la réveiller d’un cauchemar qui déborde les
frontières de la France et qui s’étendra, nous n’en doutons pas, bien au-delà
des élections qui se tiendront ce prochain dimanche 7 mai. Ce cauchemar porte
aujourd’hui un nom, celui de Marine Le Pen — c’est le Cauchemarine, pouvons-nous dire.
Sachons que notre
débat est crucial dans la mesure où il touche un vrai choix de civilisation, un
choix décisif sur la nature même du lien social qui nous fait, qui nous
constitue comme êtres parlants. Ce lien de parole est ce que nous,
psychanalystes lacaniens, soutenons chaque jour, dans chaque cas, dans cette expérience
que nous désignons comme étant le transfert, le lien à l’Autre de la parole et
du langage où se joue le plus essentiel de la vie du sujet.
C’est dans ce lien
social que la psychanalyse d’orientation lacanienne trouve le principe
directeur de l’acte analytique tel qu’il est énoncé dans le document rédigé par l’un des
présidents antérieurs de l’AMP, Éric Laurent. Il écrit que « Le lien du
transfert suppose un lieu, le “lieu de l’Autre” comme le dit Lacan, qui n’est
réglé par aucun autre particulier. Il est celui où l’inconscient peut se
manifester dans la plus grande liberté de dire et donc d’en éprouver les
leurres et les difficultés […] Ce principe exclut donc l’intervention des tiers
autoritaires voulant assigner une place à chacun et un but déjà établi au
traitement psychanalytique ».
Or, il n’est pas exagéré de dire que nous sommes dans un
moment, à l’insu même de l’opinion publique, où ces libertés et ces conditions
peuvent être mises en danger, et plus précisément dans le pays qui a vu naître
la psychanalyse d’orientation lacanienne, la France. En effet, nous pouvons
résumer ce moment par la question posée par Jean-Claude Milner lors du Forum
qui s’est tenu voilà quelques semaines, ici, à Paris : « Est-ce qu'on
peut être sûr de rester citoyen si le Front National arrive au pouvoir ? »
Le statut même du citoyen comme sujet de droit, comme sujet de la liberté de
parole mais, aussi, comme sujet responsable de sa propre parole, peut être remis
en question.
Donc, il peut arriver que ces principes directeurs de l’acte psychanalytique,
mais aussi de l’acte politique, soient mis en question par des positions comme
celle du Front National de Marine Le Pen. Et nous avons appris que dans
certains moments de l’historie il faut une action décidée pour protéger les
conditions qui font possibles ces principes. Cela justifie que les
psychanalystes de l’Association Mondiale de Psychanalyse prennent aujourd’hui,
pour la première fois et d’une manière explicite au nom de leur expérience, une
position claire et décidée dans une conjoncture où les libertés de la parole,
son sujet même, sont en danger de disparaître face à ce discours de la haine et
de l’exclusion radicale de l’Autre, discours représenté ici en France par
Marine Le Pen pour ceux qui, dans l’ombre, la soutiennent.
Et pourquoi ces
conditions seraient-elles en danger de disparaître ? Parce qu’on voit avancer
de plus en plus une position qui dénote une volonté, parfois énoncée
explicitement, d’exclure de façon totalitaire ce lieu de l’Autre de la parole.
Il suffit de voir la façon qu’ont les représentants de cette position de
s’adresser à l’Autre, de faire avec sa propre parole, soit en l'anéantissant
dans un monologue impénétrable ou bien en la reproduisant, en la répétant dans
une opération de copier-coller qui dégrade son sens et son usage. Ces petites anecdotes
qui ont été diffusées ces jours-ci dans les médias, —comme le débat
d’avant-hier soir sur les chaînes de télévision ou l’épisode récent du plagiat
d’un discours de François Fillon par Marine Le Pen— ne sont pas des détails
mineurs. C’est un trait qui se répète ici et là et qui nous indique la véritable
position du sujet de ce discours ségrégationniste. C’est la feuille qui peut nous
donner la structure de la plante entière, pour reprendre une image chère à
Lacan. Sauf que, dans ce cas, il s’agit d’une plante carnivore, qui veut
dévorer, effacer, le lieu d’énonciation de l’Autre.
Disons-le de la
façon suivante : on ne peut pas voter, on ne peut pas avoir dans le
pouvoir d’un pays qui se veut démocrate, une voleuse de mots, quelqu’un qui veut effacer du monde tout sujet de
la parole qui soit différent à ses préjudices. Le sujet de la parole, le sujet
de l’énonciation se voit ainsi vidé de sa singularité, réduit à un rien au nom
d’un rejet radical de son mode de vivre, de sa forme de jouissance. Voler les
mots c’est aussi voler la mémoire qui trouve en eux son seul support, c’est
aussi voler ce qui peut rendre cette mémoire vivante et transmissible au futur.
Le projet inhumain qu’il y a derrière ce visage humain est de cet ordre,
sachons-le, avec la certitude que l’inhumain qui l’habite reviendra toujours de
la façon la plus abjecte. On connaît déjà la terrible expérience que l’Europe a
du subir dans cette abjection, expérience dont la mémoire veut être effacée, à
son tour, par ce discours abject.
Jacques Lacan disait
que dans certaines conjonctures il faut choisir entre la paranoïa et la
débilité mentale. L’abstention serait maintenant, en effet, se rendre à la
débilité mentale. Toute forme d’abstention face à cette volonté de faire
disparaître l’Autre de la parole serait fatale à notre destin, un par un. Soyons
donc un peu paranoïaques plus que du côté de la débilité mentale pour sauver
l'être parlant d’un désastre assuré. Face à cette position ségrégationniste il
n’y a que l’action décidée de rétablir ce lieu de l’altérité toujours
nécessaire à la politique. Face à la débilité de l'abstention prenons la voie claire
du vote et du débat avec l’opinion éclairée.
Tel que me l’a fait
rappeler le dernier conseiller adjoint de la culture à la Mairie de Barcelone, mon
ami catalan Jaume Ciurana, je viens, comme lui, d’un pays dont la langue contient
trois mots qui sont, comme en français d’ailleurs, très semblables :
« port, porta i pont » — le port, la porte et le pont. Ces trois mots
lui ont servi, à lui, pour définir notre ville et ils peuvent servir aussi pour
définir maintenant la France dont l’Europe a toujours besoin. Barcelone c’est
un port qui reçoit des gens et des discours de toutes parts, avec toute leur diversité.
C’est aussi une porte ouverte à l’Autre, tel que la France l’a été elle-même
pour diffuser les valeurs républicaines dans le monde, les valeurs qui ont
permis la fraternité entre les êtres parlants et la lutte implacable contre l’injustice
sociale. Et Barcelone est aussi un pont entre des cultures et des civilisations
diverses dans un projet qui doit retrouver aujourd’hui en Europe son creuset.
Mais le port, la
porte et le pont sont justement trois appareils symboliques qui ne peuvent
exister sans l’Autre de la parole, sans son respect le plus absolu.
Cette France qui a
été pour beaucoup de nous en Espagne le pont qui nous a connecté à l’Europe, qui
a été le port qui a fait possible l’entrée de l’Autre et le lien avec lui, cette
France qui a été aussi pour beaucoup d’entre nous la porte d’entrée à la
psychanalyse, il faut empêcher qu’elle vire au discours de la haine qui détruit
les ponts, qui chasse l’autre de ses ports, et qui lui ferme aussi toutes ces
portes.
*Intervention proposée au Forum "Contre l'abstention", Maison de la Chimie, Paris 5 mai 2017.
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