On connaît, dans l’orientation lacanienne, la
fécondité des études sur les troubles du langage concernant la clinique et
l’analyse des psychoses*. Nous nous sommes formés à l’étude précise de ces
troubles en les considérant comme un critère diagnostique, et même comme
le critère diagnostique par excellence selon la maxime que Jacques Lacan avait
pu dégager dans son Séminaire « Les psychoses » des années 1955-56.
C’est là que, à propos d’un cas qu’on avait soumis à sa considération, il avait
remarqué : « Je
me suis refusé à porter le diagnostic de psychose pour une raison décisive,
c’est qu’il n’y avait aucune de ces perturbations qui font l’objet de notre
étude cette année, et qui sont des troubles dans l’ordre du langage. Nous
devons exiger avant de porter le diagnostic de psychose, la présence de ces
troubles. » Et, un peu plus loin : « Pour que nous soyons dans
la psychose, il y faut des troubles du langage, c’est en tout cas la convention
que je vous propose d’adopter provisoirement »[1] .
C’était en effet une convention, qui ne devait être que provisoire, mais qui a
eu une fonction de boussole pour nous orienter dans la clinique et le
traitement des psychoses.
Nous pouvons faire
l’énumération de ces troubles du langage grâce à l’analyse attentive et
détaillée des phénomènes dans la fonction de la parole et le champ du langage
dans les psychoses. Ce sont les troubles dans l’axe de la signification par
l’élision du signifiant qui en feraient la scansion, l’élision du signifiant phallique.
Ce sont les troubles induits par un déplacement infini de la signification dans
l’axe de la métonymie : le déraillement de la pensée, le discours
tangentiel, avec les phénomènes de conversation intérieure déjà isolés par
Jules Seglas. Ce sont aussi les phénomènes des phrases interrompues, de rupture
de la chaine signifiante, avec les néologismes, les ritournelles ou l’érotisation
du signifiant. C’est Lacan qui a pu ordonner tous ces phénomènes autour de deux
axes — les phénomènes de code et les phénomènes de
message — en reprenant l’analyse de la métaphore et de la métonymie faite
par le linguiste Roman Jakobson. Le point commun de ces phénomènes est ce que Lacan avait isolé comme
l’irruption, « la présence du signifiant dans le réel »
avec tous ses nouveaux virages des significations de la réalité pour le sujet. Lacan
y voyait déjà une condition de « la situation de l’homme moderne »[2],
une sorte de trouble généralisé du langage que la science induit aussi avec ses
nouveaux objets.
À l’époque Geek,
à l’époque marquée par les effets de la technique sur le sujet de la science, on
pourrait dire qu’on passe des « troubles du langage » au langage
comme un trouble lui-même. Le langage devient même un trouble dont il faudrait
guérir la dite humanité.
L’entrave du langage
Voyons un exemple, peut-être limite, de cette
nouvelle perspective pris dans l’interface des techniques cybernétiques avec les
neurosciences, champ qui est devenu
une référence fondamentale du cognitivisme actuel, et même d'une orientation qui,
elle-même, a pu se désigner par ce néologisme surprenant :
neuropsychanalyse. Dans cette interface, Kevin Warwick, professeur à
l’Université de Reading aux États Unis, a impulsé le nommé « Project
Cyborg » avec la question qui fait fonction de boussole pour sa
recherche : « What happens when
a man is merged with a computer ? » — « Qu’arrive-t-il quand
un homme est fusionné avec un ordinateur ? » Nous ne nous arrêterons
pas aux aspects plus ou moins frankensteiniens de cette recherche et de ses
résultats, avec les nouvelles techniques d’implantations de chips et d’autres
dispositifs électroniques dans le corps du sujet. Nous ne nous arrêterons pas non
plus aux finalités considérées comme bénéfiques dans le traitement, par ce
moyen, d’une série de lésions du système nerveux. Nous nous arrêterons plutôt au
témoignage du sujet lui-même de cette recherche parce qu’il nous semble qu’il
vise l’horizon du sujet des techno-sciences de notre temps.
Lors de son récent passage à Barcelone, Kevin
Warwick a pu témoigner sur ses expériences de la façon suivante. Il a réussi à
connecter son cerveau à un ordinateur qui est à New York et à envoyer ses impulsions
à travers Internet à un bras robotique situé dans son laboratoire en Angleterre.
Et il a réussi à faire bouger ce bras et à le « sentir » comme si c’était
son propre bras. Plus avant, dans le cours de cette expérience, qui a déjà impliqué
un certain degré de dépersonnalisation et de corps morcelé, il a réussi à
connecter, aussi par Internet, son propre système nerveux, son propre réseau
neuronal, à celui de sa femme avec l’idée de pouvoir communiquer avec elle sans
avoir besoin de parler. « Notre corps, —soutient Monsieur Warwick—, n’est
plus qu’une entrave pour notre cerveau. »[3]
Le paradoxe logique qui suppose cette affirmation, quand on prend le cerveau
comme une partie séparée et même différente du corps propre, n’est pas une
barrière à la tentative d’écrire le rapport sexuel dans le réel. Le corps
morcelé du sujet de la science pourra toujours songer à se recomposer dans
l’espace virtuel avec l’Autre, dans la mesure où il, ou elle, pourra incarner ou
faire semblant d’une Autre jouissance toujours possible.
Pour autant, tout cela ne semble pas résoudre un
certain nombre de problèmes entre Monsieur Warwick et sa femme, des problèmes
d’identité sexuelle et de communication tels qu’il n’hésite pas à en témoigner.
Irena, sa femme, se plaignait de n’être pas assez entendue par lui. Il a donc
décidé de connecter le système nerveux, celui de Monsieur Warwick, à la main de
Madame Warwick, et quand elle bougeait son bras il recevait les impulsions dans
son cerveau. Il rêvait ainsi réaliser le rêve de Samuel Morse, l’inventeur du
fameux code Morse, « envoyer des signaux d’un cerveau à l’autre » de
façon directe, sans devoir passer par d’autres moyens hardware. Mais il y a une barrière que Monsieur Warwick a trouvée
dans son entreprise et qui semble être la cause dernière de son échec. Cette
barrière in éliminable est
le langage lui-même tel qu’il l’indique de façon aussi claire qu’enseignante. Son
expérience a trouvé l’impasse majeure dans « la même barrière que nous
rencontrons, l’interface entre les cerveaux, c’est à dire le langage ;
parce que les neurones sont connectées on
line avec des impulsions électrochimiques, mais pour arriver d’un sujet à
l’autre elles doivent passer nécessairement par l’archaïque langage
humain ». Le langage, l’outil qui devrait être un moyen de communication,
devient ainsi la dernière barrière pour une communication directe, il devient alors
la cause principale d’incommunication, du non rapport. L’expérience de Monsieur
Warwick se heurte ainsi contre le langage comme un trouble du réel, un trouble
qui fait impossible d’inscrire le rapport sexuel dans le réel et qui rend
compte d’une jouissance inutile aux fins de communication. Alors, il peut dire :
« Si on compare le langage avec la transmission instantanée et précise du
réseau neuronal, il se montre comme un code trop ambigu et imprécis… Et parler,
quelle façon aussi lente et primitive d’émission et de réception d’ondes
sonores ! »
Donc, c’est maintenant le langage qui est devenu
une entrave, une sorte de maladie, une maladie même un peu archaïque, un virus
intrusif dans le corps qui le fait devenir aussi une entrave dans le réel.
Un nouveau réel
En fait, Monsieur Warwick a bien raison. C’était
aussi l’avis de Lacan dans la dernière partie de son enseignement, par exemple
dans son Séminaire XXIII sur « Le sinthome » — vingt ans après
celui sur « Les Psychoses » auquel nous nous sommes référés —où
il pouvait dire : « La question est de savoir pourquoi un homme
normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la
parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain
est affligé »[4]. Et le
sujet psychotique serait justement le mieux placé pour le saisir, tel qu’un James
Joyce en a pu témoigner. L’expérience d’écriture de James Joyce a pu montrer à
Lacan justement qu’il n’y a pas de troubles du langage proprement dits mais que
le langage lui-même est le trouble,
un trouble dont on peut faire dans le meilleur des cas un sinthome, une façon de jouir singulière au sujet.
C’est parce que le langage lui-même est un trouble
du réel que nous pouvons soutenir aussi que tout le monde délire. C’est
justement l’introduction du langage et de l’équivoque du signifiant qui introduit
un abîme dans le réel, une dimension de l’être parlant qui le fait aussi sujet
de la jouissance, une jouissance aussi irréductible que le langage lui-même. Et
si une certaine techno-science songe encore à un réel qui serait guéri du
trouble du langage, la psychanalyse est là pour montrer l’inguérissable de ce
trouble chez l’être parlant.
À l’époque Geek
de la techno-science il y a donc au moins une objection à l’idéal d’un effacement
possible du trouble du langage de la surface de la terre. C’est l’objection du
sujet psychotique qui tente de faire justement avec le langage un sinthome pour y croire de façon radicale,
aussi radicale comme l’indiquait Éric Laurent dans l’intervention qui a
inauguré la préparation de ce Congrès.
Notre recherche, suivant l’enseignement de Lacan,
est alors une recherche autour de l’abîme introduit dans le réel par le fait du
langage, par le fait de l’être parlant. C’est un abîme dans le réel qui, une
fois considéré avec les instruments de la psychanalyse, une fois considéré à la
lumière du sinthome, implique l‘existence
d’un nouveau réel. Nous ne pouvons le concevoir de façon objective dans la
mesure même où nous habitons cet abîme. Il y a là une impossibilité inhérente à
ce nouveau réel dont la science ne peut tenir compte dans la mesure où elle se
fonde dans la forclusion, dans l’oubli le plus absolu de cet abîme.
Mais c’est justement à ce nouveau réel que nous
sommes confrontés dans la perspective du prochain congrès de l’AMP qui porte le
titre, si prometteur pour la psychanalyse, « Un réel pour le XXIe
siècle ».
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