10 de juny 2018

Pouvoir de la parole, autorité du désir

Alexandre Kojève (1902-1968)




















Intervention au Colloque « Europe Kojève 2018 » au Parlement européen, à Bruxelles, le 7-8 juin 2018.

Juste au milieu de la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale, Alexandre Kojève avait écrit ce bref et bouleversant livre intitulé « La notion de l’autorité ». C’est un article d’Antoine Cahen publié dans le journal Lacan Quotidien[1] qui a tiré mon attention sur ce texte dont la lecture a été pour moi d’une actualité surprenante. Alexandre Kojève y développe une analyse de ce qu’il distingue comme quatre théories de l’autorité qui ont, chacune, une traduction pratique dans l’exercice du pouvoir. Je crois que Jacques Lacan, élève dans sa jeunesse d’Alexandre Kojève dans sa lecture de la philosophie de Hegel, avait connu d’une façon ou d’une autre cette élaboration sur la notion de l’autorité et qu’il l’avait reprise dans plusieurs endroits de façon implicite, très spécialement à propos de sa conception de l’expérience psychanalytique dans son texte de 1958, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir ». Si dans son livre, Alexandre Kojève peut soutenir que l’exercice de « l’Autorité exclut la force »[2], soit-il la force de la légalité du Droit ou bien la force physique directement, Jacques Lacan, à son tour, voudra montrer, à partir de la logique découverte dans l’expérience psychanalytique, que —je le cite— « l’impuissance à soutenir authentiquement une praxis se rabat, comme il est en l’histoire des hommes commun, sur l’exercice d’un pouvoir. » [3] Donc, Lacan prend ici une position éthique qui sera centrale dans la pratique psychanalytique qui se réclame de son orientation, avec la distinction du pouvoir de la suggestion, l’autorité conférée par le transfert à la personne de l’analyste, et l’action authentique du transfert qui repose sur la cause du désir et qui rend tous les pouvoirs à la parole dans la structure du langage. Les pouvoirs de la cure sont les pouvoirs de la parole, et l’autorité authentique repose toujours sur le désir qui se déplace dans la chaîne signifiante dont le sujet est l’effet plutôt que sa cause. Le psychanalyste apprend de son expérience que toute autorité est conférée par le transfert, ce que Lacan avait formulé comme le Sujet Supposé Savoir. 

Ainsi, si Alexandre Kojève avait mis en tension d’un côté la fonction de l’autorité, et de l’autre côté l’usage du pouvoir et de la force, —« L’Autorité exclut la force, le Droit l’implique et la présuppose »[4] avait-il écrit dans son texte—, Lacan opposera l’acte de « soutenir authentiquement une praxis » —quel que soit cette pratique— et « l’exercice d’un pouvoir » —quel que soit ce pouvoir—. Plus on s’identifie aux signifiants du pouvoir, les signifiants maîtres que Lacan isole dans la chaîne signifiante, plus on doit faire un usage du pouvoir et de la force, plus on se montre impuissant à soutenir une pratique de façon authentique. Donc, Alexandre Kojève à nouveau : « un Pouvoir qui n’est pas fondé sur la force ne peut être fondé que sur l’Autorité »[5]. Et cette autorité ne pourra jamais se soutenir dans le seul usage du Droit ou de la Légalité. Plutôt à l’envers, comme le dit dans une formule fulgurante : « La Légalité est le cadavre de l’Autorité ; ou, plus exactement, sa ‘momie’ —un corps qui dure tout en étant privé d’âme ou de vie ».[6]

Voilà la pensée d’un sujet qui a reconnu dans les impasses de la politique, dans le mauvais usage de la Légalité et de la force, la raison de l’impuissance à soutenir et à reconnaître le vrai ressort de l’autorité. Et la question sera en effet de quelle autorité s’agit-il quand le sujet de notre époque se montre aussi impuissant et laisse à la seule légalité l’action et l’autorité de sa politique. Tel le cadavre de Monsieur Valdemar du fameux conte d’Edgar Alan Poe en balbutiant de mots d’ordre pour essayer de trouver une garantie à l’impuissance pour soutenir cette autorité même de façon authentique. Je ne vais pas en donner des exemples que vous pouvez trouver dans notre actualité de façon immédiate. Je ne dirais que je viens d’un pays, la Catalogne, où cette question de l’autorité politique, de l’usage de la force et de la légalité comme sa seule garantie fait maintenant l’impasse croissant d’une conjoncture qui peut arriver aussi à être celle de l’Europe même dans son ensemble.

C’est là que l’analyse de Kojève sur les formes classiques de l’autorité prend aujourd’hui tout son relief.

Résumons-nous cette analyse qui est déjà un résumé des discours de l’autorité fondés, soit dans le discours du Maître ou bien dans le discours de l’Université tels que Lacan les avait ordonnés dans son enseignement. Mon hypothèse est que Lacan avait tenu compte de cette analyse de Kojève, justement il y a cinquante ans, à l’époque du Mai 68, au moment de la mort de son maître hégélien, pour essayer de dégager de cette analyse une autre forme et un autre discours de l’autorité.

Voici résumées les quatre théories de l’autorité selon Kojève, dans quatre discours qui ne se présentent jamais, nous dit-il, de façon pure mais toujours de façon mixte.

1. L‘autorité théologique d’abord. C’est l’autorité absolue de Dieu, mais aussi celle de la Monarchie héréditaire, l’autorité de la tradition qui est pour nous, analystes, l’autorité œdipienne, fondée dans le complexe d’Œdipe freudien. C’est l’autorité du Père, du Nom du Père isolé comme tel dans l’enseignement de Lacan, l’autorité du père de « Totem et Tabu » qui est toujours le père mort, le père de la jouissance et du savoir, non pas son cadavre ou sa personne mais le signifiant qui soutient sa fonction symbolique. Tel que l’indique Kojève, l’autorité du père mort est incontestable parce qu’il n’a aucun risque dans l’exercice de son autorité —on ne peut pas agir sur un mort. Cette autorité laisse toujours voilé le vrai pouvoir qui est celui du signifiant maître, le pouvoir de la parole qui se fait autorité dans un dit premier, selon l’expression de Lacan.

2. L’autorité du Maître sur l’Esclave suivant le discours de Hegel. C’est l’autorité du Vainqueur sur le Vaincu, l’autorité du militaire sur le civil, mais aussi de l’homme sur la femme dans la société patriarcale. C’est l’autorité du Maître qui se pense identique à soi-même, qui doit voiler toujours la division du sujet qui la soutient comme un sujet qui n’est jamais identique à soi même, atteint d’un manque-à-être qui le fait désirant toujours d’une autre chose.

3. L’autorité qui repose sur la savoir et la tradition suivant la pensée d’Aristote. C’est l’autorité du calcul, de l’algorithme sous laquelle nous vivons de plus en plus régis par l’évaluation continuelle, par le calcul de l’efficacité de la science et ses appareils techniques. C’est l’autorité du Chef (du Fürher ou du Komintern), du sage technicien, du nouveau prophète qui gère les grandes masses des données pour mettre le savoir au lieu de l’agent d’un discours qui se révèle aussi de plus en plus autoritaire. 

4. L’autorité qui repose sur la justice et la tradition suivant la pensée de Platon. C’est l’autorité du Juge, de l’Arbitre, du Contrôleur ou du Censeur, de l’homme juste et honnête auquel on fait confiance sur ce qui est légitime dans une société juste. « Seul ce qui est juste est légitime »,[7]écrivait Simone Weil à la même époque de ce texte d’Alexandre Kojève. C’est aussi l’autorité du Législateur, toujours en mal aujourd’hui de répondre à son appel quand on lui demande de régler un conflit, un symptôme qui, on le répète, ne peut trouver un traitement que politique. Plus on lui demande de donner la garantie ultime de l’usage de la légalité pour soutenir l’autorité politique, plus on lui demande d’occuper la place de l’Autre de l’Autre qui ferait cette garantie, plus il doit faire fonction d’un métalangage qui dirait la vérité du tout autre langage, et surtout du langage politique, plus il se révèle être ce que Lacan avait dit qu’il était dans la mesure qu’il veut remplir ce manque de l’Autre : une suppléance ou même, d’une façon plus crue, un « imposteur. »[8] 

Disons quant à nous, et pour conclure, qu’on ne pourra soutenir une autorité authentique, dans le sens de l’orientation lacanienne, que dans la mesure qu’on peut traverser ces quatre discours de l’autorité, et même faire savoir avec sa chute, pour consentir à une autorité du désir qui puisse rendre tout son pouvoir à la parole. Mais cette autorité ne pourra être reconnue aussi que dans la mesure où l’on arrive à « mettre tout autre à sa place de sujet », c’est à dire à le prendre comme sujet de la parole et du désir, toujours inconscient.[9]


8 juin 2018



[1]Cahen, A. « L’État de droit en Europe. Entre autorité́ et légalité́, entre la vie et la mort”. Lacan Quotidien nº 734, juillet 2017.

[2]Kojève, A. La notion de l’autorité. Ed. Gallimard, Paris 2004, p. 60.

[3]Lacan, J. « La direction de la cure et les principes de son pouvoir ». Écrits, Ed. du Seuil, Paris 1966, p. 586.

[4]Kojève, A. Opus cit.p. 60.

[5]Kojève, A. Opus cit.p. 137.

[6]Kojève, A. Opus cit.p. 63.

[7]Weil, S. « Note sur la suppression générale des partis politiques ». Dans « Simone Weil, Leçon de politique autre », La movida Zadig nº 1, p. 14.

[8]Lacan, J. “Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien”. Écrits. Ed. Du Seuil, p. 813 : « C’est en imposteur que se présente pour y suppléer, le Législateur (celui qui prétend ériger la Loi). »

[9]Nous nous referons ici à la proposition de Jacques-Alain Miller dans sa conférence à Turin du 23/5/2017, enregistrée par Radio Lacan : « Kant dit : ‘penser en se mettant à la place de tout autre’, comme si la place de tout autre était constituée et que le sujet avait à se mettre en toute conformité à cette place. Alors, je vais modifier le principe de Kant, et qu’il s’agit de mettre tout autre à sa place de sujet. »