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04 de maig 2017

Face au cauchemar(ine)

Simone Weil à Les Rambles de Barcelone, 1939

Les Forums anti Marine Le Pen se succèdent, ici et là, pour tenter de réveiller l’opinion publique française d’un cauchemar qui déborde des frontières de la France et qui s’étendra, n’en doutons pas, bien au-delà du deuxième tour des élections du 7 mai 2017. Ce vendredi 28 avril dernier, nous avons eu l’occasion d’entendre à la Maison de la Chimie à Paris, une suite d’interventions, toutes mémorables, de la première à la dernière, jusqu’à deux heures du matin. J’ai ouvert ce Forum à l’invitation de Jacques-Alain Miller avec ces mots.

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Chers participants de ce Forum Contre le parti de la haine et Marine Le Pen.
En tant que président de l’Association mondiale de Psychanalyse, j’ai le plaisir et l’honneur de vous adresser un mot de bienvenue à cette conversation qui se tient dans un moment inédit pour nous tous, puisqu’il s’agit d’un moment sans précédent de l’histoire de l’implication du mouvement psychanalytique dans ce qu’on peut appeler « la chose politique ».
En effet, comme Jacques-Alain Miller l’a rappelé samedi dernier dans un autre Forum qui se tenait à Bruxelles, si Freud, en son temps, a essayé de restaurer et de sauver la figure du père dont le déclin s’amorçait déjà également dans sa fonction politique, Jacques Lacan nous a enseigné que ce père n’est qu’une fiction parmi d’autres, qu’il n’est qu’une des façons de soutenir le système symbolique où toute politique doit prendre son appui. Nous savons aujourd’hui qu’il y a des inventions diverses pour incarner cette fiction nécessaire. Mais nous savons aussi qu’à certains moments de l’histoire, une action décidée s’impose pour protéger les conditions qui rendent possibles ces fictions et ces inventions. Cela justifie que les psychanalystes de l’AMP adoptent aujourd’hui, au nom de leur expérience, pour la première fois et d’une façon explicite, une position claire et décidée dans une conjoncture politique où les libertés de la parole – et donc le sujet lui-même – sont menacées de disparition, face au discours de la haine et de l’exclusion radicale de l’Autre, représenté ici en France par Marine Le Pen.
Le paradoxe – plus tragique qu’ironique – est que ce discours de haine, parricide dans son principe même, est ouvertement considéré aujourd’hui comme une option politique parmi d’autres, option qu’il est loisible de comptabiliser sur base du nombre de votes dans des élections démocratiques au premier ou au deuxième tour. Quand une passion collective de ce genre prend la forme d’un discours courant, nous avons à rappeler la remarque de Simone Weil qui se trouve dans un texte, porté à ma connaissance par Jacques-Alain Miller, qu’elle a écrit juste après son engagement dans la guerre espagnole du côté républicain, pour combattre le coup d’État fomenté par le général Franco. Voici son témoignage que je vous lis pour commencer cette conversation : « Si une seule passion collective saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime ».
Bon travail !

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La nécessaire brièveté de ces propos d’ouverture implique de développer un peu cette dernière référence. Ce texte de Simone Adolphine Weil, intitulé « Note sur la suppression générale des partis politiques », a été écrit en 1940 et publié pour la première fois en décembre 1950 dans le numéro 26 de la revue La Table ronde. On peut le lire aussi dans le volume Écrits de Londres et dernières lettres, publié chez Gallimard, Paris 1957, p. 126 et sv.
Son auteur a trente et un ans au moment de sa rédaction durant la guerre en Angleterre, elle a auparavant participé à la guerre espagnole comme journaliste dans la fameuse Columna Durruti, milice d’idéologie anarchiste qui a fini par être intégrée à l’armée républicaine. On trouve en effet Simone Weil en 1936 à Barcelone, dans le boulevard des Rambles, habillée en milicienne prête à s’y engager. Philosophe et pacifiste, mystique de la « lumière intérieure », Simone Weil avait alors essayé d’apprendre à manier le fusil, mais elle avait été incapable d’en faire usage. Elle s'élèvera, d’ailleurs, contre l'exécution d'un jeune garçon de quinze ans qui affirmait avoir été enrôlé de force comme phalangiste. Grièvement brûlée après avoir posé le pied dans une marmite d'huile bouillante posée au raz du sol, elle devra repartir assez rapidement pour la France. Volontairement, elle ne reviendra plus en Espagne. On a qualifié, il est vrai, sa pensée de naïve et d’utopiste, désenchantée après ce « court été de l’anarchie », selon l’expression de Hans Magnus Enzensberger.
Son bref opuscule est malgré tout d’une logique aussi lucide qu’implacable pour repérer les paradoxes de la démocratie et le penchant totalitaire qui reste « le péché originel des partis ». Sa lecture vaut sans doute la peine pour celles et ceux qui voudront s’attacher à comprendre et à tirer les conséquences de l’instant de voir qu’est ce moment où nous sommes confrontés au cauchemar lepéniste. Je vous propose quelques repères des pas logiques déployés dans ce texte  à partir des présupposés de Rousseau.
« La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison », écrit S. Weil. Elle poursuit : « Le véritable esprit de 1789 consiste à penser, non pas qu’une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu’à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu’aucun autre vouloir d’être conforme à la justice. » Quelles sont ces conditions ? La première implique qu’« au moment où le peuple prend conscience d’un de ses vouloirs et l’exprime, il n’y ait aucune espèce de passion collective […] Si une seule passion collective saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. » La deuxième suppose « que le peuple ait à exprimer son vouloir à l’égard des problèmes de la vie publique, et non pas à faire seulement un choix de personnes. Encore moins un choix de collectivités irresponsables ». Elle en conclut qu’« Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective », d’où le titre de l’opuscule.
Face à ce paradoxe insoluble entre passion et raisonnement, entre l’individuel et le collectif, la « naïveté » de Simone – qu’il serait sans doute précipité de réduire à la belle âme hégélienne – oppose « la lumière intérieure » de chaque sujet à laquelle celui-ci doit « une fidélité exclusive ». C’est d’abord la revendication d’une singularité irréductible face à « une collectivité [qui] n’a pas de langue ni de plume ». Mais c’est aussi une singularité qui prête la sienne – langue et plume – pour un calcul qui est toujours collectif, si on définit le collectif comme l’avait fait Lacan : « le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel »[1]. C’est de ce lieu d’énonciation qu’elle pourra alors se demander : « mais comment désirer la vérité sans rien savoir d’elle ? C’est le mystère des mystères ». Réponse : « C’est en désirant la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. » Ce n’est pas si mal, comme instant de voir, pour prêter attention au cauchemar qui se déploie aujourd’hui partout en Europe.

[1] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, p. 213, note 2.

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