Pàgines

01 de desembre 2022

Surnature


Text publicat a L'Hebdo-Blog 285 - Chronique Du Malaise

L’expérience de la pandémie Covid-19, ainsi que ladite crise climatique, ont mis en évidence la nécessité radicale d’un calcul collectif des êtres humains pour faire face aux nouveaux défis de la civilisation. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas d’issues individuelles mais la nécessité d’un calcul qui introduit la dimension d’un sujet trans-individuel, un sujet qui n’existe et qui n’opère que dans un monde de langage. Ce sujet n’est pas réductible à un organisme vivant dans un environnement supposé « naturel » auquel il faudrait l’adapter. L’idée darwinienne que l’être humain – qu’il soit considéré individuellement ou en tant qu’espèce – vit en s’adaptant à la nature comme un « environnement » est une idéologie que Jacques Lacan avait critiquée à plusieurs reprises en indiquant qu’elle rencontrerait un symptôme irréductible :

« Cependant la science physique se trouve, va se trouver ramenée à la considération du symptôme dans les faits, par la pollution de ce que du terrestre on appelle, sans plus de critique de l’Umwelt, l’environnement : c’est l’idée d’Uexküll behaviourisée, c’est-à-dire crétinisée. » [1] 

On peut référer ce que Lacan disait en 1971 de la physique à ce qui est aujourd’hui une certaine écologie, dont la biologie de Jakob Johann von Uexküll a été justement l’un des pionniers et qui a mérité l’intérêt de Lacan dans la mesure où elle a brisé le paradigme évolutionniste de Darwin. Dans le calcul collectif du sujet contemporain, ce n’est pas d’une adaptation de l’être humain aux changements de son supposé environnement dont il s’agit. Il s’agit de prendre au sérieux ce symptôme de la pollution déjà indiqué à ce moment-là par Lacan, signe d’un réel qui est devenu aujourd’hui un réel traumatique et qui laisse hors jeu toute idéologie d’une « adaptation à l’environnement ».

Dans cette perspective, il peut être intéressant de reprendre une notion que l’on retrouve dans les écrits du poète cubain José Lezama Lima et qui se rapproche, à notre avis, de la notion psychanalytique de symptôme. Il s’agit de la notion de « surnature », terme qui n’a rien à voir avec une transcendance divine du surnaturel mais avec les effets du langage sur le réel. La surnature a, pour Lezama Lima, son précèdent dans l’idée de Blaise Pascal à l’orée de la révolution scientifique du XVIIe siècle : « la vraie nature étant perdue, tout devient sa nature » [2], c’est-à-dire, tout devient surnature, image, métaphore, ou encore symptôme, signe d’une perte qui doit être lue alors comme un plus qui fera fonction de boussole pour l’être parlant.

Seule une politique qui prendrait en compte cette dimension d’une perte nécessaire de jouissance dans la production de la surnature pourra répondre autrement aux impasses du réel auxquels nous confrontent les défis actuels de la crise climatique et ses conséquences. Ce serait une politique qui tiendrait compte de la dimension irréductible du symptôme, non pas comme un trouble, non pas comme une erreur qu’il faudrait effacer ou qu’il faudrait adapter à cette réalité ou « environnement », dans une course à l’infini du progrès ou d’une évolution constante, mais comme une réponse du sujet qui a toujours une valeur de vérité face au réel.

C’est pourquoi Jacques Lacan avait promu une politique orientée par le symptôme. Et c’est pourquoi aussi on aurait « bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique » [3].


_________________

[1] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 18.

[2] Pascal B., Les PenséesOeuvres complètes, t. 1, Paris, Hachette, 1871. Consultable sur internet : http://www.penseesdepascal.fr/I/I15-moderne.php

[3] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 18.


Pegasus

 

Text publicat a L'Hebdo-Blog 284Chronique Du Malaise

On se souvient du Capitaine Renault au Rick’s Café dans le film Casablanca :

— Quel scandale ! J’apprends qu’on joue ici ! dit-il d’un ton indigné tandis qu’un employé, sortant de la salle de jeu clandestine, lui glisse discrètement dans la main l’enveloppe avec ses gains du jour.

Quel scandale ! On apprend que les états et les gouvernements espionnent leurs opposants politiques ! C’est ainsi que l’affaire Pegasus a fait irruption il y a un an au Parlement européen. Elle a pris le devant de la scène à partir de nouvelles découvertes sur ces pratiques d’espionnage venant de gouvernements non seulement extérieurs à l’Europe, mais en son sein même.

Pegasus est un logiciel espion, conçu par la société israélienne NSO Group, destiné à pirater les smartphones pour accéder à toutes les informations enregistrées dans leur mémoire, mais aussi pour déclencher l’enregistrement audio, la caméra ou la géolocalisation. Officiellement, il ne peut être vendu qu’à des organisations étatiques pour la surveillance de personnes soupçonnées de terrorisme ou d’autres crimes graves. Dans la pratique, il se révèle être aussi utilisé par des régimes démocratiques pour surveiller des journalistes et des opposants politiques.

On a appris, par un consortium de médias internationaux, que le président de la République française, Emmanuel Macron, aurait fait partie de la liste de cibles potentielles de Pegasus de la part de gouvernements étrangers, parmi lesquels le Maroc est le principal suspect. Mais son « utilisation abusive » à l’intérieur même d’un pays a été découverte spécialement en Hongrie, en Pologne, et – mon Dieu ! – en Espagne aussi – contre les parlementaires indépendantistes catalans, jusqu’à atteindre l’intimité même du président du gouvernement de la Generalitat. Ces jours-ci l’affaire Pegasus vient d’atteindre une magnitude exceptionnelle avec le rapport connu sous le nom de Catalangate. On y découvre que cette opération a atteint, et de loin, le plus grand nombre de politiciens d’un même pays, – plus de la moitié des membres du Parlement catalan et tous les membres du gouvernement qui y représentent l’état espagnol.

La question s’est donc posée : qui aurait pu planifier un projet aussi vaste et coûteux, connu sans aucun doute des plus hautes autorités de l’état et du gouvernement espagnol, tout en estimant devoir le laisser dans l’ombre ? Comment, d’ailleurs, les appareils d’état peuvent-ils en arriver à s’espionner eux-mêmes ? Eh bien, la réponse est plus simple qu’il n’y paraît. On n’a pas à chercher trop loin dans les soi-disant égouts de l’état. L’idée est venue à quelqu’un qui savait, justement, que le Catalangate serait sans doute dévoilé au bon moment, cessant d’être un secret, pour montrer que cette pratique « abusive » peut être maintenue sans entraîner, pour le moment, aucune conséquence pour ceux qui la soutiennent. Et la plus grande force de cette pratique est, suivant la maxime de Michel Foucault, que les espionnés – députés et parlementaires – sachent publiquement qu’ils sont toujours sous le regard du pouvoir de l’état.

La politique est le semblant, disait Jacques Lacan. Mais le semblant n’est pas la tromperie, la simple dissimulation ou le mensonge. Avec l’affaire Pegasus, il s’agit de faire semblant que l’abus de pouvoir n’a rien de secret lorsque l’autre est toujours rendu suspect de cacher quelque chose.

Notre discours du maître

 


Parfois, nous, analystes lacaniens, avons tendance à désigner le discours du maître comme l’un des maux de notre temps, un mal dont il faudrait guérir, ou du moins être prévenu. Et il y a sûrement de bonnes raisons à cela, surtout si l’on tient compte de l’alliance actuelle du discours du maître avec le discours de la science et du néo-capitalisme le plus féroce. Cependant, si l’on suit l’enseignement de Lacan, il faut conclure que l’inconscient lui-même est le discours du maître, que l’inconscient a sa structure même, son ordre déployé comme le discours de l’Autre. Vouloir guérir du discours du maître, ce serait alors vouloir guérir de l’inconscient, s’en débarrasser définitivement. Et il y a sûrement aussi de bonnes raisons de le vouloir. Ce ne serait pas le premier ni le dernier des paradoxes de la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité de la civilisation.

Lacan a abordé ce paradoxe en affirmant, vers la fin des années soixante et peu après la fondation de son École, que le discours du maître est l’envers du discours de l’analyste [1]. Et tout le problème est de savoir comment nous comprenons aujourd’hui cet « envers », comment nous opérons avec lui, tant dans l’expérience analytique, avec chaque sujet analysant, que dans l’expérience de ce collectif qui est le sujet du discours contemporain, et même dans l’expérience de ce collectif que nous appelons, avec Jacques-Alain Miller, « l’École-sujet » [2]. Comment se servir du discours du maître, l’envers du discours de l’analyste, sans finir par le servir ?

Disons que cela dépendra toujours, dans un lieu comme dans l’autre, de l’usage qu’on y fait de ce que l’expérience analytique nous apprend à manier comme le transfert. Ce n’est pas pour rien que la formule que Lacan donnera de la structure du transfert [3] suit aussi l’ordonnément du discours du maître. Le transfert est notre discours du maître, celui qui est à l’envers de l’expérience analytique comme sa force motrice et libidinale, mais aussi dans les liens et les institutions sociales, et aussi dans l’expérience de l’École-sujet.

Comment opérer donc avec cet envers qui est notre discours du maître ? Il y a un problème de principe, que Lacan considérait précisément au moment de sa « Proposition du 9 octobre… » et qu’il énonce de façons diverses : il n’y a pas d’intersubjectivité dans le transfert, le transfert n’est pas un phénomène entre deux sujets tel qu’il l’avait envisagé au début de son enseignement, croyant qu’une communauté d’expériences fondée sur cette intersubjectivité serait possible. Que des conflits politiques, institutionnels et sociaux puissent être traités sinon résolus, dans la reconnaissance réciproque de cette intersubjectivité qui, quand même, n’existe pas dans le transfert ! Il n’y a pas d’intersubjectivité possible du transfert ou, dit avec une autre formule lacanienne, il n’y a pas de transfert du transfert, comme il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

Et, pourrait-on tout de même parler d’un transfert de travail dans un collectif qui soit fondé, non dans une intersubjectivité qui n’existe pas, mais dans une critique réciproque ? Peut-on fonder un lien collectif sous l’égide d’une réciprocité du transfert, qui n’existe pas comme tel dans l’expérience analytique, où il n’y a qu’un seul sujet ? C’est le problème auquel nous sommes confrontés chaque fois dans l’expérience de l’École-sujet, mais aussi chaque fois que nous intervenons, au nom du discours analytique, dans le discours social de notre temps.


____________________

[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 99 : « Il doit commencer à vous apparaître que l’envers de la psychanalyse, c’est cela même que j’avance cette année sous le titre du discours du maître ». Il faudra suivre les détours de ce paradoxe pour arriver l’année suivante à une nouvelle torsion : Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 9 : « Le discours du maître n’est pas l’envers de la psychanalyse, il est où se démontre la torsion propre, dirai-je, du discours de la psychanalyse ».

[2] Cf. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’école (2000) », La Cause freudienne, n°74, p. 132-142. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-1-page-132.htm

[3] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248.