Si la question de l’autisme* est devenue aujourd’hui un sujet de la politique
c’est que le phénomène autiste est celui qui fait objection — de la
manière la plus radicale qui soit — à la supposition d’un sujet à la parole
et à la structure du langage, à la supposition donc d’un sujet de l’inconscient.
C’est une objection à la croyance que tout autant la parole que le langage veulent
dire quelque chose pour quelqu’un ; qu’ils contiennent un sens, plus ou
moins ignoré, adressé à un autre sujet et que, par ce biais, ils résonnent dans
son expérience de jouissance la plus intime. C’est par ce biais que la question
posée par l’autisme touche aussi un fait de civilisation, un fait que nous
pouvons designer comme le ravalement de l’usage de la parole et du langage dans
ses effets sur la jouissance du corps de l’être parlant. C’est de ce ravalement
aussi qu’on a trouvé le témoignage de la part des jeunes qu’on a appelés les
« indignés » de nos jours. L’un de ses porte-parole en Espagne pouvait
mettre l’accent, par exemple, sur le fait que les mots du discours politique
avaient perdu son sens dans la rue, que la force des signifiés avait été
affaibli dans son usage, et que ladite crise était surtout une crise du sens
dans le langage, une sorte de crise de croyance —de confidence— dans le pouvoir de la parole et dans l’Autre du
langage. Voici déjà un point d’intersection entre la politique et la clinique
de l’autisme qui touche aussi le statut même du sujet de notre époque. C’est ce
statut qu’on a abordé dans ces Journées à juste titre dans l’autisme conçu comme
le statut premier de l’être parlant, un statut qui fait objection à l’Autre, à
son lien de discours, un Autre, donc, dont on devra attendre la naissance, si
non même la produire, —pour reprendre le titre de ce texte inaugural dans la
matière de Rosine et Robert Lefort, « La naissance de l’Autre ». Il
faut, en effet, produire chaque fois une naissance de l’Autre, dans la clinique
comme dans la politique, chaque fois que les mots de la tribu —comme disait
Paul Valery— ont perdu son sens par son usage ravalé. Et on connaît justement
l’importance dans la clinique de l’autisme de ce moment presque inaugurale où
la portée d’un mot isolé de la chaine, un signifiant tout seul, vient faire
apparaître le « trognon de la parole », son pouvoir de création de
l’Autre pour le sujet, toujours à rebours de son objection première.
Un rejet de l’altérité
Dans la clinique des sujets dits autistes, cette objection première apparaît
d’emblée, sur le large éventail des « troubles du spectre autistique »,
comme une indifférence pour l’autre et, même, comme un rejet de l’altérité. On
pourrait dire que le sujet autiste est celui qui ne croit pas du tout à l’Autre
conçu comme un autre sujet. Il n’y croit pas ! Il est marqué de cette
incroyance (Unglauben) que Freud
avait déjà repérée dans la causalité des psychoses et qui touche, dans le cas
de l’autisme, toute forme d’altérité, dans une sorte d’athéisme fondamental de
l’Autre. Dans ce sens, le sujet dit autiste est l’incroyant par excellence. Il
est, peut-être, le seul véritable athée dans un monde qui, malgré tout, essaye
de faire exister l’Autre et ce, d’y croire malgré son inexistence de départ.
Cette sorte d’athéisme de l’autisme dit aussi quelque chose de fondamental
sur ce sujet post-humain du XXIème siècle que la psychanalyse rencontre; ce
siècle marqué par un désordre dans le réel, comme cela est souligné par le
thème choisi pour le prochain Congrès de l’AMP à Paris, en 2014. La croyance au
sujet, spécialement au sujet de l’inconscient, au sujet comme un effet de la
parole et du langage, n’est en rien évidente. Ce sujet est plutôt replié sur sa
jouissance que nous qualifions d’autistique dans la mesure où la pulsion, dans
son parcours d’allé et retour sir le corps, ne suppose pas un sujet, dans la
mesure où elle est acéphale du côté de ce sujet comme, à l’occasion, Jacques
Lacan a pu l’indiquer.
Le phénomène autiste se présente alors aujourd’hui, dans une généralisation
toujours plus extensive, comme un manque de lien social avec l’autre, comme une
absence de communication verbale, comme un manque de réciprocité intersubjective
et affective, comme l’insistance répétitive et insensée de certains
comportements. Si tout cela apparaît profondément troublant et même intolérable
ce n’est, en dernier lieu, que comme étant le signe d’une grande difficulté à concevoir
un sujet — un signifié — à ce qui, tout de même, nous apparaît comme
un fait irréductible du langage, la pulsion se repliant sur le corps dans ses
propres bords. Donc, il s’agit aussi de notre difficulté à croire que, dans le
phénomène autiste, il y a un sujet supposé, un sujet pris comme signifié. Et
c’est cette difficulté même qui nous pousse à réduire ce phénomène à une conduite
ou bien à un trouble organique. C’est, en effet, la pente qui a pris toute une
série de méthodes de dressage de l’individu quand cette fonction du sujet reste
effacé de son action. Cette approche se banalise et se répand à un point tel que
— comme l’a indiqué récemment Éric Laurent dans le journal Lacan Quotidien[1] —
se pose la question de savoir si, dans ce que le terme autisme recouvre
aujourd’hui, il s’agit finalement d’une épidémie ou bien, justement, d’un
« état ordinaire du sujet ».
Un sujet supposé
Ainsi, l’objection autistique au sujet supposé va de pair, dans sa
radicalité, avec la question que Jacques Lacan lui-même s’était posée dans les
années soixante comme un question de principe dans l’expérience analytique :
« La structure du langage —disait-il en 1964— une fois
reconnue dans l'inconscient, quelle sorte de sujet pouvons-nous lui
concevoir ? »[2] Et, en
effet, la question décisive aujourd’hui dans la clinique et le traitement de
l’autisme est finalement de savoir si l’on suppose, ou pas, un sujet aux
phénomènes cliniques recouverts par ce terme et quelle sorte de sujet pouvons-nous
lui supposer. Il s’agit dans ce choix — soulignons-le — d’une
question aussi politique que clinique et on ne voit pas comment en sortir sans
un quelconque recours à la croyance.
Même le discours de la science n’arrive pas à s’en passer du recours à
cette croyance. Soutenir par exemple que des souris mutantes peuvent avoir
des « conduites comme des enfants autistes » — autistic-like behaviours lit-on dans une
littérature actuelle qui se prétend scientifique[3] — et prendre alors la conduite de
ces souris comme une base pour la démonstration d’une causalité génétique de
l’autisme c’est aussi une croyance, plus ou moins inconsistante, mais bien comparable
à quelque autre dans la mesure qui suppose un signifié, un sujet à une conduite
quelconque. En fait, s’est la croyance à une extension généralisée du Dieu
créateur de la parole et du langage jusqu’au plus petit coin de la nature,
jusqu’à le supposer dans le gène même de la souris mutante qui pourrait faire
alors signe d’un lien à l’Autre, ou bien aussi de sa rupture. La perspective
critique qui a surgi dans la science même à l’endroit de tels arguments, d’un
ton toujours animiste, a désigné cette croyance avec le terme de « mereological
fallacy » — une fausseté méréologique —, un mirage qui traverse une partie importante
des neurosciences d’aujourd’hui et qui consiste à dire, par exemple, que
« le cerveau pense », mais aussi que « la souris répond ». Ce
sont des énoncés qui semblent évidents mais qu’il faut interroger de plus près.
Maxwell Bennet et Peter Hacker[4], par
exemple, —dans un débat qui se poursuit il y a déjà quelque temps dans le champ
des neurosciences—, ont pu signaler que de telles affirmations confondent la
fonction d’une partie avec la fonction de la totalité de l’individu. Dire que « le
cerveau pense » ou bien qu’ « une neurone répond à un message »
quand on observe en réalité seulement une réaction à un stimulus, c’est une
fausseté méréologique du même ordre que de dire, par exemple, que « le
gâteau d’anniversaire a été coupé par les nerves efférents cervicales 5 et 8 de
la moelle épinière. » Il s’agit de la même supposition implicite, de la
même croyance dont Jacques Lacan avait déjà fait la critique dans les années
quarante du siècle passé, dans son débat avec l’organo-dynamisme d’Henri Ey, à
propos de la fameuse « activité psychique » conçue comme le corrélat
attribué a la réaction observée dans une partie quelconque du système nerveux.
Si on tient compte, d’ailleurs, du fait que le 95 % de l’activité du neurotransmetteur de la sérotonine se passe, non pas dans le cerveau mais
dans les intestins, alors on pourrait conclure aussi dans la certitude d’une
« pensée intestine », à force seulement d’y supposer un sujet de
cette pensée. C’est en fait ce que Jacques Lacan lui même avait répondu au
cognitivisme naissant de Noam Chomsky dans sa rencontre avec lui dans les
années 70 : vous croyez que vous pensez avec le cerveau, mais moi,
personnellement, je pense avec mes pieds.
Quand même, supposer un sujet à la souris, un sujet
qui pourrait d’ailleurs rejeter l’Autre, ne devrait pas avoir des conséquences aussi
funestes sinon par le fait que cela peut autoriser du même coup à traiter le
sujet lui-même comme une souris. En tout état de cause, ce sera une croyance beaucoup
plus dégradante pour le sujet en question que d’autres croyances qui se
réclament d’un humanisme déjà passé de mode.
Y croire ou le
croire
À cet Autre, le sujet dit autiste, lui, il n’y croit pas. C’est en fait une
différence avec le sujet psychotique, dont Lacan disait que, bien qu’il soit aussi
affecté par l’Unglauben, par
l’incroyance au symbole fondamental, cela ne l’empêchait pas de croire à son
symptôme, et non seulement d’y croire
mais aussi de le croire quand il
s’agit, par exemple, des voix hallucinées. Le sujet psychotique peut arriver
donc à croire sa voix hallucinée. Y croire
ou le croire —c’est une différence
très utile que nous permet la langue française et que Lacan commentait ainsi dans
son Séminaire RSI : « La
différence est pourtant manifeste entre y
croire, au symptôme, ou le croire.
C'est ce qui fait la différence entre la névrose et la psychose. Dans la
psychose, les voix, tout est là, ils y
croient. Non seulement, ils y
croient, mais ils les croient. Or,
tout est là, dans cette limite. »[5]
Arrêtons-nous à ce que Lacan précise de cette croyance : « Y croire, ça ne peut vouloir dire
sémantiquement que ceci : croire à des êtres en tant qu'ils peuvent dire
quelque chose. »[6]
Le fondement de la croyance est donc cette possibilité d’attribution d’un
être à l’Autre dans la mesure où il peut nous dire quelque chose, quelque chose
de signifiant qui s’adresse alors au sujet dans le registre du signifié et de
la signification. Cela n’implique pas nécessairement de croire à ce qu’il dit, cela
n’implique pas nécessairement de le
croire ; bien au contraire, ce n’est que par la possibilité d’y croire que l’on pourra arriver à mettre
en doute ce qu’il dit. Dans le cas du sujet dit autiste, il n’y croit pas, il n’entend que lui même, —et
c’est pour cette raison, par ce fait de ne s’entendre que lui-même, que Lacan
indique qu’on est arrivé à le nommer autiste. Mais, c’est justement pour ne
pouvoir y croire qu’il ne peut pas, non
plus, mettre en doute ce qu’il entend, ce qu’il entend de lui-même ou bien de
tous les autres « lui-même » qui s’adressent à lui.
Ainsi, il importe de se demander ce qui peut se
passer quand quelqu’un ne peut mettre en doute ce qu’il entend ; ce qu’il
entend sans pouvoir croire que cela vient d’un être censé lui dire quelque
chose. On peut croire — et je dis bien, croire — que c’est une sorte de torture que de l’obliger à
entendre et à obéir à quelque chose de l’autre d’une façon systématique, c’est-à-dire
de l’obliger à le croire, sans y croire. Voilà la question qu’on devrait poser aux
techniques de dressage du sujet qui se répandent quelque fois sou le nom de
« science ».
Un sinthome
La pratique de la psychanalyse se fonde, il est
vrai, sur une croyance, celle du sujet de l’inconscient. C’est en fait ce que
nous désignons comme le transfert, la croyance et même l’amour au sujet de
l’inconscient. Mais l’acte, par contre, l’acte analytique vise à séparer ce
sujet des signifiants qui l’ont fait croyant, un croyant sans qu’il le sache,
sans savoir de quels signifiants inconscients il est le serf. Et c’est dans
cette logique du transfert, après en avoir fait l’expérience dans l’analyse, qu’on
arrive à trouver une façon de traiter le sujet dit autiste sans vouloir le faire croire, —cela veut dire aussi sans
vouloir le convertir à une norme ou bien sans vouloir l’éduquer à tout prix. Dans
chaque cas, il s’agit de trouver les conditions pour construire avec lui un objet
particulier, le nommé objet autistique, dont témoigne de façon tout à fait
probante la clinique du cas par cas, —tel que nous l’avons vu aussi dans ces
Journées—, un sinthome qui puisse fonctionner pour lui comme point d’appui dans sa vie, toujours comme
une suppléance de toute croyance possible.
* Intervention en salle plénière dans les 42e Journées de l'École de la Cause freudienne, Paris, 6,7 octobre 2012.
[1] Eric Laurent, « Autisme: Épidémie ou état ordinaire du
sujet ? », Lacan Quotidien
nº 194, 10 avril 2012.
[2] Jacques Lacan, Écrits, Du Seuil, Paris
1966, p. 800.
[3] Voir par exemple, Peça J. et alii, “Shank3 mutant mice display autistic-like behaviours and
striatal dysfunction. Nature,
2011 Apr 28: 437-42.
[4] Bennet M. R. et Hacker, P.M.S., (2003), La naturaleza de la conciencia,
Barcelona: Paidós, 2008.
[6] Jacques Lacan,
Ibidem.
M'atrevisc novament a comentar-li, l'aricle s'ho val.
ResponEliminaJo pense que tot és un acte de fe, quan sentim una frase dita per un interlocutor com per exemple:
_Agafa l'escala!
Podem sentir-la i entendrela o comprendre-la amb els peus, el fetge, etc. és a dir, i fora bajanades, jo puc entendre que he d'agafar amb les mans l'escala o portar-la a qui m'ho mana, cal per tant una fe en un Altre, una connexió amb l'Altre que ens diga més o menys què vol dir la frase per al nostre interlocutor.
Ara li posaré un article meu en un altre post que parla sobre la necessitat com a arquetip junguià de la necessitat dels punts de recolzament:
S'ha adonat de Aut-re i Aut-isme?
ResponEliminaSi vol, o pot, o li abelleix es pot passar pel meu bloc sense cap compromís, he fet un article titulat
L'Altre, metonímia i a(u)t(e)isme.
Una abraçada sempre al seu gust de
Vicent