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22 de setembre 2012

L'Europe finie et infinie













Peut-être l’avez-vous déjà remarqué : on vit de plus en plus dans la Zone Euro et de moins en moins en Europe*. C’est un mode de vie un peu évanescent, qui risque à chaque instant de disparaître sous l’ombre d’un objet impossible à définir, accompagné quelquefois d’un affect mélancolique qui colore les déclarations de certains politiciens. Mais qu’est-ce donc qu’être européen à part le fait de vivre dans une Zone Euro définie à partir d’une union monétaire, pour le moins fragile ? Même le berceau de cette Europe — nous voulons dire la Grèce — vit aujourd’hui sous la menace d’être chassée de l’Eurozone. Mais aussi l’Espagne, et l’Italie, et... Plus l’Eurozone cherche à s’affirmer, plus l’Europe se déchire ; son existence même s’en trouve ébranlée, signe qu’il aurait fallu inverser l’ordre des constructions et passer de l’union politique à l'union économique.
C’est alors l’euro-symptôme qui se répand dans tous les coins de son inexistence : il y a en effet l’Eurozone et l’Eurogroup, comme il y a, de façon indéniable, l’Eurocoupe et l’Eurobasket, ou l’Euromed, l’Eurodisney... et même l’Europsy.
En Espagne, par exemple, on a passé tout l'été dans l’attente de savoir où allait finalement loger le fameux projet, aussi pharaonique que discuté, nommé « EuroVegas », complexe d’hôtels et de casinos impulsé par le magnat américain Sheldon Adelson. Le projet verra finalement le jour près de Madrid, non sans devoir faire des entorses à quelques petites lois d’urbanisme et de santé publique de cette communauté autonome (par exemple, ce sera un espace « eurofumeur »). L’autre communauté en lice — la Catalogne bien sûr —, avait déjà sous le coude un autre projet à mettre dans la balance, conçu sur le modèle de celui, plus que redoutable, du magnat américain. Il vient d’être dévoilé. Ce sera la future "capitale européenne des loisirs », avec ses hôtels, ses casinos et, on peut le supposer aussi, avec ses petits écarts à la loi. Il aurait été un peu bizarre de nommer cet autre projet « EuroBarcelone », on l'a donc baptisé « Barcelona World », histoire d’augmenter un peu la mise. Son financier principal, Enrique Bañuelos, est le symbole le plus représentatif du boom immobilier en Espagne, et de la bulle qui a éclaté ces dernières années, laissant apparaître un trou impossible à cacher qui a mené à la misère d’une part importante de la population.
Si l’Eurozone était achevée cela aboutirait-il à une zone vidée de toute Europe possible ? Vidée de cette vieille Europe, kidnappée par les marchés et sans sauvetage imaginable à l’horizon ? Mais évoquer aujourd’hui « Le rapt de l’Europe »  en attendant qu'elle se sauve par elle même, n’est pas d'une aussi grande nouveauté qu'on pourrait le penser. C’est en effet dès sa naissance mythique qu’elle aurait déjà été kidnappée par Zeus travesti en taureau, comme le rappelle Luis de Góngora au commencement de ses « Solitudes » : Era del año la estación florida / en que el mentido robador de Europa... « C’était de l’année la saison fleurie / où le voleur contrefait [masqué mais aussi menti] d’Europe ... » Ce voleur masqué, on croit le voir aujourd’hui incarné dans les « lois du marché », ce grand Autre auquel on recourt chaque fois que l’on veut justifier les décisions qui mènent au démantèlement programmé de l’État social, décisions tout à fait politiques, bien que prises de manière singulière par des sujets décisionnaires. Car le masque du voleur n’est justement qu’un masque, un semblant, qui fait consister le marché financier comme Autre de la loi qui commanderait toutes les décisions politiques. Tout le monde reste alors dans l'attente de « la réaction des marchés ». Mais qui sont-ils « ces marchés » ? Tel que l’a indiqué le toujours intéressant Vicenç Navarro, expert en économie politique (dans le journal Público du 11 juin dernier) : le problème n’est pas de savoir qui sont « les marchés financiers » — comme le pensent une partie des commentateurs de droite comme de gauche —, mais à qui profitent les options prises par les gouvernements, interventions qui conduisent d’une Europe sociale à une Europe néo-libérale, avec une classe minoritaire décidant contre les intérêts d’une grande majorité de la population. Cette classe incarne en fait ce que la psychanalyse de Freud a découvert comme le principe du plaisir, principe régi par un surmoi gourmand qui se nourrit de la jouissance même à laquelle il demande au sujet de renoncer. Et c’est justement ce qui fait son échec. Laisser la décision et l’acte politique à la merci de ce principe, au fantasme de la jouissance de l’Autre — celle qu’il y aurait s’il y en avait une autre que la jouissance phallique, comme disait Lacan —, c’est une façon de faire consister cet Autre toujours davantage.
Dans cette conjoncture il vaut toujours mieux que l'Eurozone reste inachevée, de façon à laisser une place possible pour une Europe qu'on voudrait, comme le désir, infinie. 

* Texte publié dans la revue éléctronique Lacan Quotidien nº 233. Je remercie mon collègue Pierre-Gilles Guéguen de sa lecture et des corrections au texte en français.

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