Nicolas de Cues
Les Conjectures – De Coniecturis
Traduction, introduction et notes par Jean-Michel Counet
Les Belles Lettres, Paris 2011
En plein milieu du XVème siècle, quelqu’un avait déjà senti l’avènement d’une science qui devait attendre Galilée, deux siècles donc encore, pour voir la lumière. Et il l’avait senti en anticipant les effets du maniement de la vérité dans ses disjonctions avec le savoir d’un côté, avec l’exactitude et la précision des instruments techniques de l’autre. C’était le cardinal Nicolas de Cues, « ce magnifique constructeur de systèmes » tel que l’avait qualifié Alexandre Koyré [Koyré A. « La pensée moderne », dans Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris, 1973, p.20] tout en repérant son œuvre dans le chemin qui mènera à la rupture épistémologique dans la naissance de la science moderne. C’est en effet Nicolas de Cues « qui a inauguré le travail destructif qui mène à la démolition du cosmos bien ordonné, en mettant sur le même plan ontologique la réalité de la Terre et celle des Cieux » [Koyré A., « L’apport scientifique de la Renaissance », dans études d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Paris, 1973, p.54.], à partir de la géométrisation de l’espace et de la disparition de la hiérarchie qui distinguait jusqu’alors ces deux réalités. On connaît surtout son De Docta Ignorantia, dont Jacques Lacan a tiré exemple à plusieurs reprises pour repérer la place de l’analyste qui doit se maintenir dans une « ignorance docte » comme position la plus élevée du savoir. On connaissait beaucoup moins De Coniecturis, grand texte resté en retrait dans le monde francophone comme dans d’autres aires linguistiques. Cette lecture sera très éclairante quant au sens à donner à l’expression « sciences conjecturales » qui avait désigné dans un moment de l’enseignement de Lacan la place de la psychanalyse par rapport à la science. De quoi s’agit-il ?
Les Conjectures sont en effet une œuvre énigmatique à plus d’un titre. Elles se posent d’emblée comme projet d’un Art général pour trouver la vérité, méthode intellectuelle pour aborder n’importe quel objet dans le champ du savoir, dans un horizon qu’on a pu faire dériver d’un autre « Art général », celui du majorquain Raymond Lulle dont Nicolas de Cues avait été un grand lecteur [à ce propos : E. Colomer, Nikolaus von Kues und Raymond Lulle, Berlin, De Gruyer, 1961]. Mais elles peuvent être considérées aussi comme une sorte de Discours de la méthode avant la lettre, dans un esprit très éloigné déjà de l’Art médiéval, étant donné leur rigueur conceptuelle. D’une part, elles reprennent le sens que le terme « conjecture » avait dans cette tradition médiévale : ce qu’on ne peut pas appréhender avec précision, ce qui s’oppose à la parole de Dieu et à la certitude qu’elle produit, ce qui porte sur le multiple et le contingent, à la connaissance toujours médiatisée, comme c’était le cas dans l’art de la médecine où cette notion était également en usage. Mais d’un autre part, la conjecture, terme que Nicolas de Cues avait déjà employé dans la Docte Ignorance à propos des mesures astronomiques, désigne la conviction dans un calcul, et même une certitude dans un réel qui reste inaccessible à l’esprit humain, un réel particulier qui échappe a la raison de l’Un pour rester dans une Altérité – les termes unius et alteritate sont du Cusain lui-même – irréductible. La conjecture sera ainsi le concept majeur pour appréhender cette Altérité dans la nature, et son modèle premier sera le nombre, mais le nombre comme un concept distinct du quantifiable. Dans cette perspective, Nicolas de Cues vise la dimension d’une mathesis au sens large du terme, le concept d’un enseignement non pas réductible à la quantification, cette quantification qu’on fera toujours de façon abusive, mais le principe de la science future d’un Galilée.
Voyons donc la façon de fonder cette conjecture dans une division aussi instructive qu’indépassable entre vérité et exactitude : « L’exactitude de la vérité est hors de notre atteinte. La conséquence en est que toute assertion humaine portant sur le vrai est conjecture » [N. de Cues, Les Conjectures, p.2.]. Et pourtant, la conjecture n’est pas le doute ou la brume obscure de l’incertain mais la façon d’opérer, - toujours par l’ Art de l’altérité opposé à l’unité de la nature -, d’une façon logique : « La logique n’est autre chose que l’art où se déploie la puissance de la raison » [p.76]. Et son principe conceptuel sera le nombre comme modèle symbolique des choses : « Et rien ne peut être antérieur au nombre » [p. 8.]. Nicolas de Cues fonde ainsi la conjecture dans ce que le langage véhicule de plus réel, soit le nombre comme distinct de la quantité ou bien de l’exactitude inatteignable. «… si l’inconscient témoigne d’un réel qui lui soit propre, c’est inversement notre chance d’élucider comment le langage véhicule dans le nombre le réel dont la science s’élabore » [Lacan J., Introduction à l’édition allemande des Ecrits, dans Autres écrits, Paris, 2001, p.558.] On pourra donc suivre toute l’argumentation conjecturale du Cusain en tenant compte de cette distinction qui sera aussi cruciale dans l’orientation qui est la nôtre dans la psychanalyse : le nombre n’est pas la quantité, tout comme la vérité n’est pas l’exactitude.
Disons pour conclure que dans cet Art de la conjecture de l’Un sur l’Altérité, son auteur n’exclut pas d’appliquer cette procédure même à sa logique, de façon à « conjecturer mon propos, et, si tu le veux, concevoir, par un art général, la différence aussi bien entre les conjectures qu’entre ceux qui les produisent » [p. 106.][1]. Au lecteur, donc, de suivre les effets de cet Art. Elles ne seront pas sans conséquences pour repérer la place de la conjecture du sujet dans la science de notre temps.
Potser Cue ha trobat l'Altre enfrontat a una visió masculina i per tant científica de la realitat de l'Un com a visió de l'Univers i va posar la base per a la concepció d'allò real per part de Lacan, la conjectura és el nom de la veritat, o dit a la meua manera, la veritat està en l'individu, amb el misteri que la uneix, i així fora del semblant en que va caure Descartes.
ResponEliminaBé, el deixe per hui senyor Bassols, m'encanta com també les cançons en francès a Alberto Cortez la llengua francesa i la repase una mica amb els seus escrits, gràcies altra vegada i fins arreveure.
Sí, a mi m'ha sorprès molt trobar en la conjectura de Nicolas de Cusa una mena d'antecedent de les ciències conjecturals on Lacan volia incloure la psicoanàlisi, precisament com allò que faria excepció a l'Universal de La Ciència. La psicoanàlisi com feminitat de la Ciència moderna?
ResponEliminaSalut!
Sí efectivament aquesta és la meua visió allò que anomena l'absolut la teologia o l'Un de la ciència representa per a mí la part masculina mentre que la realitat infinita i paradoxal representa allò femení i per tant és femení allò real lacanià i també la psiconàlisi com una manera o darrer intent de sobreviure de Gaia, si vostè em permet, la Verge,la mare Terra que amb el darrer element si parlem de nus borromeu, l'amor o Déu formaria l'estabilitat del món i la Història. És només una teoria tot pensant en que la veritat no és l'important del discurs, és clar.
ResponEliminaBé salutacions de Vicent.
Sí segons la meua teoria que no és la veritat, com vostè sap la veritat no és la peça fonamental del discurs, allò femení representa l'Un de la ciència o allò absolut de la concepció de Déu, mentre que en allò femení hi podria cabre la psicoanàlisi amb el nus amb allò real, la part infinita de la realitat que junt al Pare o la part d'allò real màgica i inefable formaria el nus borromeu que manté en equilibri el que existeix. La veritat és que la teoria de Lacan dels nusos s'entrellaça molt bé amb la dels discursos i amb tota la seua obra. Bé el deixe fins un altre article, fins arreveure senyor Bassols.
ResponElimina