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01 de maig 2009

Perejaume ou le nom de la Machine-à-haleine










Même s'il est reconnu comme l'un des artistes les plus singuliers de son pays, il dit ne vouloir travailler que pour un « non public ». Ce n’est peut-être pas sans lien avec le fait qu’ayant accepté l’offre de concevoir et réaliser les plafonds du Gran Teatre del Liceu de Barcelone, après l'incendie qui avait détruit celui-ci de fond en comble, il a choisi d'y peindre un immense paysage, plein de fauteuils identiques à ceux que le public occupe dans l’orchestre, et… absolument vides. C’est bien ainsi que le sujet Perejaume aime à se présenter, au moyen d’un semblant toujours un peu démuni de représentation et comme le pendant d’un Autre quelquefois « trop plein ». C’est ce qui fait que nous tenons à respecter ce semblant et à le mettre en perspective avec ce qu’il nous présente comme son sinthome, soit l’invention d’une œuvre où tout semble avoir le poids du réel d’une écriture, dans un travail incessant de la lettre rencontrée comme sa cause : « travailler pour une autre chose dont je ne sais pas comment la dire ».
Le voici donc maintenant, tel quel, paré de cet appareil dont on fait souvent usage pour le nettoyage des rues. Il s’agit de cette sorte de grande soufflette qui balaye feuilles et papiers, tel un aspirateur inversé qui expulse l’air de son intérieur avec la force d’un petit ouragan et qui, à chaque souffle, semble remplir l’espace extérieur d’un petit peu de « rien ». Il a nommé cet engin « machine-à-halaine » (màquina d’alè, en catalan) et il le porte comme un sac à dos, pour y incarner une extension de son corps qui produit et localise l’haleine de la voix hors de cette extension même. C’est donc un appareil de langage qui fonctionne comme un sixième sens, tel ce « sixième sens » qu’un Lulle ou même un Gödel avaient cru trouver quelque part localisé comme le sens qui correspond à la parole et le langage[1]. S’il se présente armé de lui c’est, comme lui-même nous a dit, pour faire plus supportable sa difficulté de ne pas arriver à bien exprimer ce qu’il veut dire, mais aussi de ne pas arriver à écrire ce qui, justement, ne cesse pas de ne pas s’écrire. Et c’est par cette raison qu’il a fini pour attacher un micro au bout de la manche de son appareil, là où sort l’air à pression, un micro qui devra deviner « la forme audible des choses ».  Le même appareil devra aussi enregistrer cette forme dans une écriture du « son qui se vide dans le signe ».

Comment est-ce qui lui est venue cette idée ? Un jour au Monastère de Montserrat, lieu éminent d’haleine de sa langue et de sa culture, tout en regardant les éboueurs nettoyant les rues de son alentour. En effet, une lettre, une ordure…

Et quel usage en fait-il de sa machine-à-halaine ? Il se promène avec elle par l’Auditoire de Girone, une fois les musiciens ont fini le concert pour laisser reposer ses instruments au sol, à côté des chaises, et l’écho et les résonances des derniers accords sont peut-être encore dans l’air de la salle. Ou bien, par les pentes neigées de la montagne du Canigou, effaçant la neige du dessus des roches, où il écrit la forme sonore de la pierre au même temps qui y lit son orographie. Ou bien, enfin, par les marges pleines de ronces, où il balaye le terrain d’une main pendant qu’il y passe la serpe de l’autre. Le son épineux qui y enregistre n’est que la forme visible de la voix produite par sa machine. « Parce que le son vit dans l’aire, mais il est difficile de bien définir jusqu’à quel point le son est l’air ou bien l’air ne fait que l’aider à courir et à se gonfler ».  Avec cette sorte de bouche supplémentaire à laquelle le sujet réduit de temps en temps son propre corps, il palpe, comme s’il était aveugle-né pour les mots, toutes les formes de la réalité, de façon que « l’air qui sort du canon d’haleine change sa voix selon la surface dans laquelle s’applique ». La machine-à-haleine est donc tantôt une bouche qui laisse sortir l’air pour le faire devenir voix dans sa rencontre avec les objets, tantôt une bouche lectrice d’une lettre qui apparaît dans le souffle de lalangue (écrit dans un seul mot). Le tout de cette opération langagière sera enregistré dans un court-métrage en blanc et noir, projeté en deux écrans qu’un texte glissant nouera en se déplaçant de l’une à l’autre. 

Le sujet, quant à lui, n’a aucun doute : il s’agit d’une opération d’écriture, peut-être la plus vraie, à essayer de passer à la lettre ce qu’il y a de jouissance du corps dans l’objet même qu’il produit et qu’il cerne. Et ce n’est pas par hasard s’il arrive à trouver ces lettres dans les semblants que la nature nous offre. C’est là aussi qu’il suppose quelquefois le public d’une œuvre, le public global d’une écriture que la terre serait en train de produire sans le savoir, dans son orographie, mais aussi dans les artefacts que l’humanité y a surimposés avec, par exemple, ses autoroutes. L’écriture, ce n’est pas une métaphore ; comme l’écrit Jacques Lacan, c’est « le ravinement même, et quand je parle de jouissance, j’invoque légitimement ce que j’accumule d’auditoire »[2].

Quand nous lui avons demandé s’il croyait qu’il y avait de l’écrit dans le réel de la nature, il nous a répondu toute suite, sans hésiter : « Bien sûr que non, c’est moi qui y trouve de la lettre. Et vous, croyez-vous qu’il y ait là quelque chose d’écrit ? ». C’est aussi la question que la psychanalyse pose aujourd’hui à la science, celle qui veut nous faire passer sa certitude qu’il y a un savoir, écrit, dans le réel. À nous de faire ek-sister les marges où le sujet peut trouver ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire… encore.

 

Voyons maintenant comment l’ouvrier de cet art, nommé Perejaume (écrit dans un seul mot), nous parle de sa création. Après l’avoir lu soigneusement et l’avoir écouté avec attention répondre à nos questions, nous n’avons pas craint d’en faire un cas, même s’il est aussi « un cas sans  analyse »[3], un cas dont nous pouvons apprendre une réduction singulière du symptôme au sinthome et qui veut transmettre, de façon explicite, ce qu’il y a de ce sinthome dans chacun de nous.

« Quelquefois nous nous demandons s’il n’y a rien de volontaire dans tout cela ». C’est ainsi que Pere pose à Jaume la question du sujet supposé à son inconscient et de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire dans chacune de ses productions. Le hasard apparent qui enchaîne les formes sonores saisies par son invention laisse, en effet, une marge qui semble toujours supposer un sujet dans son écriture. C’est « ce que les paroles savent et que nous ignorons en les disant », dit-il, dans une formule bien faite pour y loger l’inconscient freudien. Mais ce n’est pas là que le sujet déploie son travail, ce n’est pas dans cette voie qu’il repère cette volonté supposée. Il s’agit plutôt d’une volonté de jouissance qui se fait entendre dans son opacité même – « qui ou quoi saura-t-il nous lire ? » - dans « une écriture musculaire, respiratoire et motrice » qui impose « la pulsion d’écrire ».  C’est là, en effet, qu’est visée la division du sujet Perejaume. Et c’est là aussi qu’il demande à ne pas être trop tôt compris. Ne dit-il pas : « et peut-être même comprendre c’est déjà obéir » ? L’acte du sujet reste ainsi suspendu à une division qui est toujours affectée d’un non-savoir : « Je ne saurais pas vous dire quand est-ce que j’arrache une voix de la terre et quand est-ce que je promène une voix par terre ». Et c’est dans ce non-savoir que le sujet isole justement le noyau de jouissance qui se loge dans sa voix, le véritable objet maintenant séparé du corps avec lequel il palpe sa réalité. Il ne sait pas s’il s’agit d’une voix qu’il arrache à la terre, une voix qui serait propre à chaque chose, cette voix dont un musicien comme John Cage avait la certitude qu’elle habitait dans chaque objet et qu’il fallait savoir tirer de lui dans une sorte de purification extrême du silence. Mais il ne sait non plus si c’est lui-même, comme sujet de cette volonté, qui promène cette voix par terre.

La voix que vous rencontrez dans chaque objet est une voix aphone, lui avons-nous dit, comme celle qui sort du Shofar dans la tradition juive qui tonne et abasourdit en silence ; à quoi il nous a donné son assentiment, tout en indiquant qu’il s’agit du « son que font toutes les choses, du fait de s’adresser au silence : le son extraordinaire qu’elles font ».

L’intérieur et l’extérieur se confondent ici, dans ce point évanouissant de l’objet rattrapé et écrit par la machine-à-haleine, et nous ne savons plus si la voix qu’il fait ainsi apparaître hors corps est la sienne ou bien celle de l’Autre. C’est ce que Pere et Jaume, tous les deux maintenant, désignent dans un néologisme précis, la « coparole » (coparaula), terme qui, dans sa langue, évoque, sans doute plus qu’en français, la parole et la copule, ainsi que la parole « à deux ». Par ce biais, le sujet fait un duo avec son sinthome, là où il n’y a pas de rapport possible à écrire. De la même façon, le sujet est arrivé à solidifier son propre nom, « Pere Jaume », pour en faire un nom propre, « Perejaume » (écrit dans un seul mot),  le nom propre de son art et de sa machine-à-haleine.

 

La conception qui résulte de la langue qui parle ainsi dans le sujet reste comme un point d’enseignement sur lalangue la plus singulière de son sinthome : « En effet, une langue est un vent humainement organisé », un vent qui cherche à cerner d’ailleurs le plus inhumain qui l’habite et qui s’organise dans une série de « vents calligraphiques ». C’est dans cette région de l’être que l’on peut approcher la façon « dont se conforme, entière, notre parole commune, avec tout son jardinage d’air, avec toute cette atmosphère sienne et subtile sonorisée jusqu’au point où il sera possible de cultiver le son ».

Perejaume nous apprend ainsi avec son sinthome-machine-à-haleine que le langage, contre tout ce qu’un scientisme veut nous faire croire aujourd’hui, est un organe hors-corps, une sorte d’appendice ou de parasite qui ne peut pas se localiser dans telle ou telle région du cerveau, mais qui est accroché à lui comme un non-organe[4], cet appareil des semblants, le seul à partir duquel le sujet peut interpeller, évoquer, traquer, élaborer, la jouissance.



[1] Pour le sixième sens chez Rayomnd Lulle, voir notre article «Le sixième sens », La Cause freudienne n° 44, pp. 61-65, du Seuil, Paris 2000. Pour le sixième sens chez Kurt Gödel, voir Pierre Cassou-Noguès, Les démons de Gödel. Logique et folie, du Seuil, Paris 2007, pp. 94-95.

[2] Jacques Lacan, “Lituraterre”, Autres écrits, du Seuil, Paris 2001, p. 18.

[3] Nous nous appuyons pour faire ainsi dans la remarque de Jacques-Alain Miller dans son Cours “Choses de finesse en psychanalyse”,  du 10 décembre 2008: “le sinthome est un concept qui a été inventé pour le cas de James Joyce, qui es un cas sans analyse”.

[4] “L’appareil langagier est là quelque part sur le cerveau comme une araignée. C’est lui qui a la prise”. Jacques Lacan, Mon enseignement, du Seuil, Paris 2005, p. 46.